Inspiration

« En fait, je crois que l’on peut écrire à partir de n’importe quoi. Des jeunes viennent parfois me demander des conseils. Je leur dis : descendez dans la rue, marchez pendant cent mètres, revenez chez vous et essayez de raconter tout ce que vous avez vu, senti, remémoré ou imaginé pendant ces cent mètres… Vous pouvez avec ça faire un livre énorme… »

Lucien Dällenbach, Attaques et stimuli (entretien inédit avec Claude Simon).

Sur les images de Paris la nuit, désert, Marguerite Duras interprète comme un appel les traces de mains peintes dans les grottes préhistoriques d’Espagne.

Les lignes de désir, C’est comme une promenade nocturne à travers les rues de Paris. Souvenir des images du film Les mains négatives de Marguerite Duras.


L’homme sans qualités, de Robert Musil

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913.

Du fond des étroites rues, les autos filaient dans la clarté des places sans profondeur. La masse sombre des piétons se divisait en cordons nébuleux. Aux points où les droites plus puissantes de la vitesse croisaient leur hâte flottante, ils s’épaississaient, puis s’écoulaient plus vite et retrouvaient, après quelques hésitations, leur pouls normal. L’enchevêtrement d’innombrables sons créait un grand vacarme barbelé aux arêtes tantôt tranchantes tantôt émoussées, confuse mare d’où saillait une pointe ici ou là et d’où se détachaient comme des éclats, puis se perdaient, ses notes plus claires. À ce seul bruit, sans qu’on en pût définir pourtant la singularité, un voyageur eût reconnu les yeux fermés qu’il se trouvait à Vienne, capitale et résidence de l’Empire.

On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains. Ce même voyageur, en rouvrant les yeux, eut été confirmé dans son impression par la nature du mouvement des rues, bien avant d’en être assuré par quelque détail caractéristique. Et s’imaginerait-il seulement qu’il le pût, quelle importance ? C’est depuis le temps des nomades, où il fallait garder en mémoire les lieux de pâture, que l’on surestime ainsi la question de l’endroit où l’on est. Il serait important de démêler pourquoi, quand on parle d’un nez rouge, on se contente de l’affirmation fort imprécise qu’il est rouge, alors qu’il serait possible de le préciser au millième de millimètre près par le moyen des longueurs d’onde ; et pourquoi, au contraire, à propos de cette entité autrement complexe qu’est la ville où l’on séjourne, on veut toujours savoir exactement de quelle ville particulière il s’agit. Ainsi est-on distrait de questions plus importantes.

Il ne faut donc donner au nom de la ville aucune signification spéciale. Comme toutes les grandes villes, elle était faite d’irrégularité et de changement, de choses et d’affaires glissant l’une devant l’autre, refusant de marcher au pas, s’entrechoquant ; intervalles de silence, voies de passage et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance, éternel déséquilibre des rythmes ; en gros, une sorte de liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques ».

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Francis Alÿs, The Leak, 1995, Sao Paulo, photographie couleur

La représentation du marcheur dans les arts visuels ou les Beaux-Arts recouvre un corpus immense et concerne une histoire comparable en longueur à celle de la représentation visuelle, et au même titre que l’histoire de la représentation visuelle, elle est toujours en cours, comme le montrent par exemple, pour rapporter deux occurrences récentes parmi des centaines, certaines images photographiques de Valérie Jouve intitulées Les Passants (série du milieu des années 2000), ou dans un autre champ disciplinaire, le film Gerry de Gus Van Sant (2002), dans lequel nous est montré la longue déambulation à pied de deux amis égarés dans un désert.

Introduction à la marche à pied comme discipline et expérience artistiques, par Anthony Poiraudeau

Les fils de la vierge, de Julio Cortázar

« Une façon, entre mille, de combattre le néant, c’est de prendre des photos. » La photographie pourrait remplacer les défaillances de l’acte narratif, telle serait l’idéal de Roberto Michel. Elle recèlerait un autre pouvoir, celle de raconter au mieux, peut-être au plus près de la réalité. « Dans la nouvelle de Cortázar, explique, dans une interview au magazine Les Inrockuptibles, Michelangelo Antonioni, le réalisateur du film Blow-Up, adaptation de la nouvelle Les fils de la vierge, le narrateur dit une phrase qui, pour moi, résume notre rapport à la vue, et plus particulièrement à la caméra : « Je sais aussi que tout regard est entaché d’erreur, car c’est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie. » »

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« Personne ne saura jamais comment il faudrait raconter ça, à la première ou à la deuxième personne du singulier, ou à la troisième du pluriel, ou en inventant au fur et à mesure des formes nouvelles, mais cela ne servirait à rien. Si l’on pouvait dire : je vîmes monter la lune ; ou : j’ai mal au fond de nos yeux, ou, en particulier : toi, la femme blonde, étaient les nuages qui passent si vite devant mes tes ses notre votre leurs visages. Seulement voilà… Puisqu’il faut raconter, l’idéal serait que la machine à écrire (j’écris à la machine) puisse continuer à taper toute seule et moi, pendant ce temps, j’irais vider un bock au bistro d’à côté. Et ce n’est pas simple façon de dire. L’idéal en effet, car le trou qu’il nous faut raconter est celui d’une autre machine, un Contax 1,2 et il se pourrait bien qu’une machine en sache plus long sur une autre machine que moi, que toi, qu’elle (la femme blonde) et que les nuages. Mais si je n’ai même pas la chance qui sourit aux innocents et je sais bien que si je m’en vais, cette Remington restera pétrifiée sur la table avec cet air doublement immobile qu’ont les choses mobiles quand elles ne bougent pas. Donc, je suis bien obligé d’écrire. Si l’on veut que ce soit raconté, il faut bien que l’un de nous l’écrive ».

Tu entends désormais, sans la voir, le son de la balle imaginaire que les deux joueurs se lancent et se renvoient sur le terrain. Tu prends conscience de ton incapacité et de ton impossibilité à t’approprier le réel, tu apprends à le questionner, à revoir tes positions face à lui et à prendre conscience du signe. Le son monotone de ces allers-retours lancinants.

La réalité et les apparences peuvent se confondre. Comme si tout ce que tu venais de vivre ne l’avait été que dans ton imagination. Un seul regard ne peu suffire à prouver quoi que ce soit. Comme les rêves dont nous ne nous souvenons que certaines images animées, les actions déterminantes, le mouvement général des scènes, mais dont il est rare que l’on garde un souvenir précis de son environnement sonore. Caractère irréductible de la réalité, difficulté d’en percevoir le sens au-delà des apparences. La préhension de la réalité ne saurait, en effet, se limiter à notre seule perception, notre subjectivité, notre unique point de vue. Il faut donc en accepter le caractère illusoire. Un bruit de fond.

Extrait de Radio Ethiopia, édité sur nerval.fr.
Avec Composition n°1, Marc Saporta montre « qu’un dispositif de 148 fragments narratifs peut engendrer 148x147x146, etc. combinaisons possibles. » Le lecteur peut ainsi construire 5,7 10262 lecture d’un roman en mouvement.

Composition n°1 est un roman qui repose sur un tableau abstrait, et elle est une abstraction de la forme romanesque avec une structure non-linéaire, que le lecteur peut créer comme une forme de bricolage. Cela peut traduire la perception phénoménologique du narrateur de l’occupation de la France, avec événements qui se produisent au hasard comme dans une composition de hasard.

Composition n°1 (1963) est un roman permutationnel (ou combinatoire) par excellence puisqu’il se présente sous forme de pages volantes non foliotées que le lecteur est invité à battre comme un jeu de cartes. Les multiples combinaisons possibles changent la chronologie des événements ou situations et par conséquent l’intrigue. Il y a donc autant de versions différentes que de lecteurs.

Réflexion sur le projet préalablement parus sur :

Lectures du texte en cours d’écriture :

Écrire un texte dont la découverte se fera par le biais d’une écoute mobile et dont la lecture des fragments s’élabore de manière délinéarisée, exige d’expérimenter sa dimension sonore au fil de son élaboration, par des séries de lecture publique, ou la diffusion d’extraits en radio.

Sites où dériver :