Le jeu consiste à dessiner le modèle qui bouge lentement. Sur la feuille blanche, tenter d’en fixer le mouvement au plus près. Je m’en souviens bien et même si je ne m’en souvenais pas, j’ai une photographie. Le cadre blanc où se créé, à vitesse infinie, l’aller-retour du temps. Elle bouge, son corps prend d’étranges positions, bras deviennent jambes, cuisses sous la nuque, pieds devant le visage, dos qui se retourne et me sourit. Le sens du monde se joue dans la possibilité d’une ouverture, d’une respiration, d’une adresse. Pour arriver à penser, il faut faire des choses très simples qui vous mettent en bonne condition. Je te regarde et tu me vois. Sur les marches de l’escalier, chacun se tient comme notes sur la partition. Lecture silencieuse. Il faut écouter ceux qui restent sans rien dire, ce sont eux qui ont la parole. Mon but : éprouver plus intensément la vie que je peux mener. Se tenir dans deux espaces et dans deux temps à la fois. On sent de la douceur dans tout ce qui arrive.
Traverser les murs, on voudrait avancer ainsi sans que rien nous retienne, mais le chemin serpente devant nous, à travers les épais branchages, avec la peur de trébucher sur une racine. La nuit tombée, la pénombre trouble indistinctement le dessin du chemin qu’on ne découvre au dernier moment, effacé avec le temps. L’allée n’est plus qu’un ruban, une trace de son ancienne existence gagnée par l’herbe, la mousse et des racines d’arbres. On avance tout en douceur, glissant et fantomatique, un peu au-dessus du sol, sur un épais nuage. À mesure qu’on avance, les jeux de lumière transforment le paysage comme si on l’inventait en avançant, s’y invitant malgré l’interdit. Cette présence lumineuse qu’on devine un peu plus loin, c’est la silhouette d’un château dans la splendeur de ses ruines, une bâtisse qui n’existe plus et se métamorphose sur fond de ciel nuageux, apparaît et disparaît dans le même mouvement. Et les fenêtres rappellent la forme d’un visage absent, disparu depuis si longtemps.
Ton visage disparaît derrière un impressionnant nuage de fumée, volutes hélicoïdales qui hésitent entre le gris sale et le bleu terne, qui stagnent juste devant toi, sur place, sans s’évaporer ou se dissiper. Tu ne bouges pas et tu expulses la fumée doucement devant toi par la bouche et par le nez. Je n’aperçois plus que la masse brune de tes cheveux ondulés dernière partie de toi dépassant encore derrière le nuage de fumée. A quoi rêves-tu donc ? Tu es si distraite, ailleurs, pleinement concentrée sur ton petit jeu me donnant l’impression que plus rien ne compte pour toi que fabriquer ce rideau derrière lequel te cacher. J’observe les formes versatiles du nuage vaporeux, ses dentelles aériennes, et tente mentalement de m’appuyer sur elles, leurs volumes, pour dessiner de mémoire ton portrait fuyant. Mais tu disparais derrière ce voile évanescent, ce mince nuage de fumée. Et j’ai peur que lorsque le nuage sera parti, ton visage lui aussi aura disparu, et mon dessin, d’un coup de gomme.
Départ dans l’affection et le bruit neuf. Recommençons et allons de plus en plus loin, comme en rêve. La nuit, j’annule les jours, je tourne la page. Dans ce monde extérieur, il y a quelque chose qui semble avoir pacifié le paysage urbain, comme si la vie devenait, pour un moment, plus aérée, et en même temps, plus proche. Rendre possible les liaisons. À ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Sous l’accumulation hasardeuse des vestiges de soi. Quelque chose d’une dérision nécessaire à qui s’observe. Qu’avons-nous fait de nous ? Oublier de quelle façon on se regarde solitaire. Dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que la vie a passées à la grisaille. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Aussi vite que la lumière, le temps d’un éclair. Pour réapprendre ce qu’on a perdu et qui, lentement, péniblement, au bout d’un certain temps, revient quand même.
Temps de baptiser le voyage. Et puis plus rien que le souffle du vent sur nos joues. Juste une source d’égarement, d’annonce dans la brume. C’est l’heure de décocher. Je décroche. Nous défendons le vite, le peu étant l’errance, le rejet de faire suite, quand rien ne subsiste autour de nous. Ce qui ne dure pas est un monde à part. Fort de cette impression qui insiste ou avance, demain sera sans doute assaillant. Je suis un passager ignorant le détour. L’avenir toujours moins seul. Du jour au lendemain, la peur. Il faut meubler ce vide, continuer d’avancer. Dans cet instant de panique offert en nos sangles, ce remuement tacite. Marcher. Ce chant gardé pour soi. Marcher d’un bon pas. Manière de fermer tout autour de nous. Dans l’attente, trouver un remède à l’attente. Tout homme a sa langue prévue, il faut s’en éloigner. Nous n’en reviendrons pas très tôt. Ce que l’on voit loin n’est pas ce qui s’ajoute à ce que l’on pense. Il faudrait prendre le temps de dire un peu l’urgence d’atteindre.
Un accident de lumière. Quand on se promène dans la rue, ce qui attire notre regard est très varié, c’est parfois un regard, un sourire, une attitude qui nous paraît étrange, une démarche qui nous rappelle une autre personne, un souvenir qui remonte à la surface, qui nous transporte ailleurs, très loin de là, à une autre époque de notre vie. Nous marchons d’un pas soutenu, au moment de changer de route, une perspective inédite se développe, nous surprend, nous cueille, un immeuble dont les vitres reflètent la lumière du soleil en nous éblouissant, une silhouette en train de fumer sur le trottoir qui se détache à peine, en clair-obscur, d’un pan de mur lumineux, on avance encore, un peu, un groupe de jeunes femmes attend pour traverser la rue, au passage-piéton, l’une d’elles s’est approchée de son amie, elle pose délicatement sa main au bas de son dos, au creux de ses reins, dans les plis verts de sa tunique légère. Et je me souviens brutalement du sens de l’expression mettre à l’index.
Cela devient vite une habitude. On commence sans y réfléchir, attiré dans la rue par une démarche, une silhouette. On ne connaît jamais celle que l’on suit dans la rue, mais très vite on accorde le rythme de nos pas à sa démarche, on emprunte son chemin. Elle tourne à gauche sans raison, on l’imite quelques mètres après. Elle s’arrête devant la vitrine d’un magasin, on opère la même station, à distance, avec un temps retard, devant un autre magasin, sans jamais regarder vraiment ce qu’il y a derrière la vitre, car ce n’est pas ce qui est importe. On veut la voir, c’est elle qui nous attire. La voilà qui s’éloigne déjà, on accélère le pas, sans se faire remarquer, ni paraître insistant. Voir, c’est devenir invisible. Notre vision de la ville est très limitée, seul le parcours effectué nous revient après coup, de retour chez soi, sur le moment on ne voit rien de la ville traversée. Elle n’est plus que fesses, jambes, nuque, longs cheveux bruns, bras le long du corps, mains et pieds liés.
J’ai toujours été attirée par l’architecture et par les jeux de lumière dans des volumes clos. J’aime la lumière par-dessus tout. J’aime les histoires, les écouter et les raconter. J’aime les rencontres. Quand une porte s’ouvre vers quelqu’un… Mais, les moments de solitude et de contemplation me procurent un plaisir immense et me permettent de me retrouver. Sur les chantiers de démolition, par tous les temps, je retrouve cet état d’apaisement et de contemplation. Ce qui rend possible l’expérience, c’est la mémoire qui introduit le passé dans le présent et rassemble plusieurs moments du temps en une intuition unique, imprégnée à la fois de passé et de futur. L’exploration émotionnelle de la mémoire me poursuit depuis mes premières photographies. Mémoire d’architectures vides ou vidées, mémoires de villes qui ne gardent du passage des hommes que des traces fantomatiques, mémoire d’instants quotidiens que l’on pense insignifiant. Tout se joue sur cette relation de présence et d’absence.
Elle m’attend depuis longtemps déjà, peur qu’elle m’en veuille pour ce retard. Je lui dirais que j’ai été retenu, que j’ai perdu du temps en remontant le quai de Bourbon. Je presse le pas mais sans courir. Je la vois sagement assise sur son banc en bois, vêtue de sa longue robe de coton blanc, les mains posées l’une sur l’autre, dans le sens inverse de ses jambes croisées, la droite sur la gauche, l’harmonie de ces entrelacements dont j’admire à distance la perfection, la discrète sensualité. Je m’avance vers elle et voudrais lui sourire tout à la joie de la retrouver enfin. Si près d’elle, mais mon retard est tel, ses reproches seraient justifiés, sa présence me rassure cependant. Je poursuis mon approche hésitante sur les pavés disjoints. Elle perçoit sans doute de loin cette crainte qui se lit sur mon visage, la tension, toujours cette peur de mal faire. Pour m’ôter le moindre doute, son visage me sourit dans le même temps qu’elle se lève et se qu’elle se tourne vers moi, ravissante.
Quand on a l’habitude de marcher dans Paris, pour se déplacer d’un point à un autre, l’Île Saint-Louis devient vite un passage obligé pour rentrer chez soi : un seuil à franchir. « On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée et puis elle est traversée, cesse. » Deux clichés qui se suivent, forment et créent, par une magnifique occasion, une présence imminente du temps qui lie, autant qu’il dissocie, les deux images. Un ensemble interrompu par l’espace noir qui sépare ces deux images. Chaque photographie, comme dans une spirale, porte en elle le souvenir de celles qui la précèdent. Un jour où l’on est moins pressé, au lieu de continuer tout droit et de traverser le deuxième pont on s’arrête un instant et l’on décide de faire le tour de l’île. Ces jeux complexes font de ces photographies un lieu de rencontre paradoxal du souvenir et de l’oubli. On n’en sortira plus.
L’endroit ne se résume pas à un triangle isocèle d’une quarantaine de mètres de côté, le coin attire quand on vient de la Cité, au frais sous les arbres, avec sa forme de promontoire affublé d’un banc qui n’est pas prévu pour admirer la beauté pourtant bien réelle du point de vue. Si l’on s’y assoie, au niveau de nos yeux, le parapet nous empêche de voir ce qui attire à cet endroit, le point de confluence de la Seine et de son bras mort. Ballet incessant des badauds, passants, touristes, curieux et étudiants qui fréquentent le lieu. Le jeu consiste alors à observer leurs attitudes. Pas un qui ne jette un regard vers le fleuve et ses bateaux-mouches (pour les péniches c’est de l’autre côté) l’Hôtel de ville, le clocher de l’église Saint-Gervais, les jardins coincés entre la Seine et la voie rapide, les immeubles du Quai aux Fleurs rempart des tours de Notre-Dame. Chaque fois le même manège, son regard est détourné, irrésistiblement attiré vers le quai en contrebas.
La marche à pied est un « art de mémoire », au sens que l’on donnait à cette expression dans l’Antiquité : une méthode des lieux. La rue principale de l’île est appelée rue Saint-Louis-en-l’Île. Avec ses inscriptions, le temps s’y projette dans l’espace, le passé devient un territoire qu’il a arpenté et marqué, comme certains animaux marquent le leur. Elle est bordée de boutiques et de magasins spécialisés, comprenant un magasin de jouets, un atelier de marionnettes faites à la main, chocolateries, boulangeries, fromageries, boutiques de souvenirs, galeries d’art, et un certain nombre de restaurants. En se territorialisant, le temps perd tout caractère linéaire : il est dispersé. L’auteur n’effectue pas un trajet concerté, mais un parcours en partie aléatoire, où il révise et rumine en permanence sa vie récente, en marchant sans fin sur les quais. LʼÎle Saint-Louis est ainsi comme un grand cahier avec des tas de pages blanches, qui nʼa ni début ni fin, et quʼon peut ouvrir nʼimporte où.
La souffrance des souvenirs que ne contient plus aucune mémoire. Au cœur, la trace de leur passage immobile à des moments, et puis soudain, comme emporté presque pressant. Ce n’est pas la fiction qui est moribonde, c’est la réalité. Morbide immonde. Non la chose mais l’effet qu’elle produit. Répétitions qui fonctionnent comme un refrain, une litanie. J’ai envie de retrouver la réalité rugueuse, Cette forme de vitesse là où s’entrecoupent les événements. Écrire se place entre voler et recevoir. Dans l’infinie lenteur, en pratique dans son écriture. Pas en idées, mais en choses. Écrire, c’est maintenant disperser les ombres, d’un signe en équilibre, pas de portes dérobées, de la mémoire, dans un vertige immobile. Dans le silence, rien d’autre que le silence dans ses formes nues. Nous nous réchauffons à l’intime conviction qu’il s’agit là d’une mode éphémère. J’ai tenté de pousser plus loin la réflexion. Mais peut-être aussi l’espoir d’un sursaut. Un homme de goût est forcément éclectique.
La lumière brûle tes cheveux, en blanchit abrasive les boucles blondes. Sur la pointe des pieds, tu tentes de t’approcher du miroir, te penches pour observer un détail de ton visage, le grain de ta peau, une rougeur peut-être, la clarté du soleil te surprend et suspend ton regard, en t’éblouissant. Tu fermes les yeux pour ne pas t’aveugler. Paupières fermées, face au miroir, tu t’offres alors à mon regard. La chaleur caresse doucement ta peau, tendrement, tu n’oses plus ouvrir les yeux désormais, préserver cette précieuse image de toi un temps avant de te voir, de fermer les yeux à cause de l’aveuglante lumière, juste avant de perdre la vue, de sombrer dans la chambre noire qui enregistre tous les battements de ton corps, l’écho de leurs accords intérieurs. Cette image t’envoûte tel un premier baiser. Miroir ancien dégradé par l’humidité, constellé de tâches noir, piqueté de grains gris, d’éraflures. Le tain altéré par des éclats sur la glace, des traces de mercure à l’envers du miroir.
Écrire sur le corps de l’autre, celui que l’on connaît comme l’étranger. Tatouage éphémère. Le corps des mots expose le corps pris dans les mots, son corps à corps avec les mots. Dans le mouvement et le déplacement continuels, l’alliance entre l’écriture et le corps. La musique envahit la pièce de ses rythmes étourdissants. Il faut agir vite, tu le sais, tu saisis son bras comme le fait l’infirmière, avec prévenance, vous échangez quelques mots, pas le temps de parler longuement, au risque de rompre le charme de cet instant. Et tu te lances, le feutre dans la main droite tu commences à tracer les mots directement sur la peau en dessinant les lettres avec attention, une graphie élaborée, soignée. Penchée sur le bras, la jeune femme ne voit pas ce que tu écris, elle le découvre progressivement. La limite entre le corps et le corpus devient alors insaisissable. Lettre à lettre. En écho avec la musique, partition tatouée sur l’épiderme. Dans cette circulation enchevêtrée de sons et de sens.
Je n’arrive pas à me faire à l’idée de cette disparition. Ces vêtements et ces objets abandonnés là en pleine rue, dans un désordre soigneusement agencé, pour faire croire à une disparition, leurs couleurs choisies, dans ce recoin gris. Restes d’une vie exposée aux yeux de tous. Intimité mise à nu. Voir des vêtements abandonnés dans la rue, c’est comme perdre ses repères, entre extérieur et intérieur, plus de limites, frontières floues. Indécence de se trouver nu dehors. Déplacé. Un indice, là où tous les passants, indifférents et pressés, ne voient dans cette accumulation, cet amas informe, que des immondices. L’image, je la découvre avec cette légende, je ne peux pas la lire autrement que légendée, et ce texte sous l’image fabrique une autre image, comme en surimpression de la première qui ne m’aide pas à la comprendre, le texte la rend complexe, confuse, et disparaît sous elle jusqu’à la transformer et me la rendre invisible. Plus le temps passe plus je trouve le quotidien fascinant.
Augmenter aujourd’hui le son de n’importe quel élément de notre environnement comme on pourrait faire un zoom dans une image, en s’approchant d’un détail comme on entre dans une nouvelle dimension, un monde parallèle : repérer le point où se porte notre regard, l’agrandissant plusieurs fois. Je tends l’oreille comme un micro pour qu’il enregistre tout ce qui m’entoure, le saisisse sur le vif : le tapotement hésitant de la canne d’un vieil homme, son tremblement de jambe qui claudique légèrement, le moteur des voitures ronflant au loin, le délicat clapotis de l’eau qui goutte-à-goutte dans la rigole, le balai qui frotte le trottoir en rythme régulier. Dans la trame du jour, le ciel, la lumière, entendre la ville, l’invisible. Se laisser porter par toutes ses sensations sans chercher à les unifier, sans craindre non plus de s’y laisser dissoudre. De ce désordre heureux naît l’impression tenace de la ville, qui s’imprime en nous à notre corps défendant. En calque sur le temps qui s’écoule.
Apprendre à regarder nos pensées et celles des autres comme des objets extérieurs. Trouver le trajet nécessite de longues flâneries au bord. Tout près devant soi, alors qu’on croyait l’avoir perdu. Rien ne bougeait. Les domiciles au loin se recouvraient de teintes vives. La structure de nouveau se met en place, et se rejoue à l’identique. Les lignes forment une marge. Le croisement de ces lignes et de ces courbes sous un ciel pur. Le désir et le plaisir renouvelé d’écrire et rebondir. A la fois rupture et début. Même quand le vent passe au travers, ensuite elle se tiendra tranquille, effrayante, au centre-périphérie du monde. Apprendre à lire entre les lignes. Apprendre à glisser entre les lignes. Et ce trajet est paradoxalement toujours le même et jamais le même. Toujours immobile. Mon corps m’échappe. Sa chute sans fin. Je me demande comment remplir les cases vides. Le jeu de la présence de soi au monde. Des grands nuages blancs. Et puis un trou noir de silence. Plus tard, se relever.